Nathalie SARRAUTE

Un soupçon pèse sur les personnages de roman. Le lecteur et l'auteur en sont arrivés à éprouver une méfiance mutuelle. Depuis Proust, Joyce et Freud le lecteur en sait trop long sur la vie psychologique. Il a tendance à croire qu'elle ne peut plus être révélée, comme au temps de Balzac, par les personnages que lui propose l'imagination de l'auteur. Il leur préfère le « fait vrai ». Le romancier, en revanche, est persuadé qu'un penchant naturel pousse le lecteur à trouver, dans un roman, des « types », des caractères, au lieu de s'intéresser surtout à cette matière psychologique anonyme sur laquelle se concentrent aujourd'hui les recherches de l'auteur. Aussi celui-ci s'acharne-t-il à supprimer les points de repère, à « dépersonnaliser » ses héros.

 

 

 

 

 

 

 


  • Pour un oui ou pour un non
  • Le Mensonge


H.1 : Qu'est-ce qui est plus fort ? Pourquoi ne veux-tu pas le dire ? Il y a donc eu quelque chose...
H.2 : Non... vraiment rien... Rien qu'on puisse dire...
H.1 : Essaie quand même...
H.2: Oh non... je ne veux pas...
H.1 : Pourquoi ? Dis-moi pourquoi ?
H.2 : Non, ne me force pas...
H.1 : C'est donc si terrible ?
H.2 : Non, pas terrible... ce n'est pas ça...
H.1 : Mais qu'est-ce que c'est, alors ?
H.2 : C'est... c'est plutôt que ce n'est rien... ce qui s'appelle rien... ce qu'on appelle ainsi... en parler seulement, évoquer ça... ça peut vous entraîner... de quoi on aurait l'air ? Personne, du reste... personne ne l'ose... on n'en entend jamais parler...

...

H1 : Maintenant ça me revient : ça doit se savoir... Je l'avais déjà entendu dire. On m'avait dit de toi : "Vous savez, c'est quelqu'un dont il faut se méfier. Il paraît très amical, affectueux... et puis, paf! pour un oui ou pour un non... on ne le revoit plus". J'étais indigné, j'ai essayé de te défendre... Et voilà que même avec moi... si on me l'avait prédit... vraiment, c'est le cas de le dire : pour un oui ou pour un non...

 


JEANNE : Pas du tout,j'ai horreur de mentir. Même dans les petites choses, je ne pourrais jamais...
JACQUES : Pourquoi avez-vous souri, Pierre ?
PIERRE : J'ai souri ?
JACQUES : Oui, d'un air... On se demande toujours avec vous... Vous me faites tellement l'effet d'une machine à détecter le mensonge...
PIERRE : Pourquoi ? Qui a menti ?
JACQUES : Personne. Mais comme Jeanne a dit qu'elle ne mentait JAMAIS... C'est ce mot JAMAIS... Alors j'ai cru... comme c'est si rare... Il m'a semblé qu'en vous aussitôt... enfin... j'ai eu l'impression que ça recommençait... Vous avez souri...
ROBERT : Oh, écoutez, ça suffit. C'est contagieux, c'est vous que ça prend maintenant...

...

Elle est là
H.1 : Mon pauvre ami, si vous devez vous préoccuper... vous avez du pain sur la planche. Je vois très bien ce qui peut lui trotter dans la tête... pas que dans la sienne, du reste... C'est une idée qui court...
H.2 : Qui court ? Oui, qui court... ça se propage... il y en a partout... chez tous...
H.1 : Et vous savez, vous aurez beau vous échiner, vous ne les persuaderez pas...
H.2 : Oui, c'est ça. C'est ce que je dis... Elles donnent à ceux en qui elles sont implantées cette certitude... cette assurance... exaspérante... Vous n'avez pas vu ? Elle a eu comme un petit sourire. Elle nous trouvait à plaindre... J'aurais dû aussitôt la provoquer, la forcer... et j'ai laissé passer... Alors maintenant, c'est là... elle est là, en elle... une bête nuisible... qui vit, qui prospère... impossible de l'atteindre...

...

H.2 : C'est idiot... c'est très difficile... Je ne sais pas comment... Par où commencer...
F. : Allez-y toujours. Qu'est-ce que j'ai encore fait ?
H.2 : Oh rien. Rien. Rien justement, vous n'avez rien fait. Rien dit. Vous vous taisiez...
F. : Il fallait que je parle ?
H.2 : Oui, ça aurait mieux valu...
F. : Que je parle quand ? Que je parle de quoi ? je ne comprends rien.
H.2 : Si, si... vous allez voir, vous allez comprendre... Tout à l'heure, quand il était ici, oui, cet ami... quand nous parlions devant vous, vous vous rappelez, vous êtes entrée...
F. : Je n'aurais pas dû ?
H.2 : Mais si, mais si, voyons... il n'y avait aucun secret... il m'a semblé... j'ai senti... vous n'étiez pas d'accord, n'est-ce pas ?
F. : Bon, peut-être... et alors ?
H.2 : Alors vous aviez tort.
F. : Tiens, vous croyez ?
H.2 : Si je le crois ? Mais j'en suis sûr. Architort. Ce que nous disions, c’en était ridicule tellement c'est évident...