Tard dans la vie de Pierre Reverdy (1889-1960)

 

  • Je le revois rue Cortot dans ce temps de misère et de violence, un hiver qu'il régnait chez lui un froid terrible, sa femme malade, et dans le logement au-dessus ce diable d'Utrillo qui faisait du boucan, c'était à tuer. Il y avait dans les yeux noirs de Reverdy un feu de colère comme je n'en avais jamais vu nulle part, peut-être les sarments brûlés au milieu des vignes à la nuit. Je me rappelle ce jour où il lui avait fallu vendre à un de ces hommes riches qui aiment tant l'art un petit Braque qui n'était pas seulement pour lui un tableau, et comme à la dernière minute de se dépouiller, il avait farouchement saisi la toile et l'avait baisée de ses lèvres, à la stupéfaction de l'amateur éclairé.
    Louis Aragon


     

     

     

                                            

 

 

Si tu vas sur la terre où rien n'est dépoli
Le sucre de tes lèvres sur les pierres solaires
Les tiges dégarnies des pensées millénaires
Et le cour agrandi

Au premier tournant du paysage sous le ciel
Le ciel vert
Le ciel dur
Le ciel qui pèse ou qui fuit

Mais ce matin je me jette sur l'horizon qui tourne
Sur les trous de clarté de la terre qui roule
Et sur les pas pressés de cette mer qui coule
Avec toute ma vie cruelle et oppressée

Ce matin tout est lavé par les éponges de la nuit
Les yeux neufs regardent les meubles de la terre
Les arbres bien taillés dans leurs socles de pierres
Et les nuages blancs dans leur cage de verre

Ma douleur enfouie
Car les sentiments sont trop grands pour ce corps trop
Étroit
La chair est étirée par l'esprit qui s'évade
Et les cris étouffés dans la rumeur des caves
Où ma lumière arrive à peine et meurt de froid

Il suffit d'un mouvement imperceptible de tes lèvres
D'un changement dans la clarté de ton regard
D'un muscle sous la peau qui danse
Ou encore d'un geste de tendresse qui arrive en retard
Tout est changé
Les règles de la vie deviennent noires
Le jeu à mal tourné
Et je travail dans l'espoir
Qu'aucune récompense ne me sera donnée.